Par Yves OZANAM
Archiviste de l'Ordre
Au Vème siècle avant notre ère, l'athénien Antiphon, qui fut à la fois
orateur et homme politique, a composé plusieurs plaidoiries relatives à des
procès criminel fictifs (une accusation de meurtre sans preuve, un homicide
involontaire, un homicide commis en état de légitime défense). Ces textes,
conçus comme des modèles d'argumentation, comprennent une accusation, une défense, une réplique de l'accusation et une ultime défense.
Le concours d'éloquence de la Conférence du Stage, qui voit s'affronter les
orateurs de l'affirmative et de la négative sur des questions de pure
imagination, obéit au même principe qui animait Antiphon : convaincre est tout,
un art, et l'on ne devient orateur qu'à force de pratique.
Est-il cependant nécessaire d'avoir recours à ces exercices oratoires
parfaitement gratuits ? Ne vaut-il pas mieux affronter sans préambule la rude
école des prétoires ? Cette objection sous forme d'interrogation ne date pas d'aujourd'hui.
Un jeune avocat stagiaire de 26 ans, Louis-Ferdinand Bonnet, y a fort bien
répondu : " Je sais qu'il est facile de jeter du ridicule sur ces
exercices; mais je sais encore mieux qu'il faut chasser cette mauvaise honte
qu'on peut avoir de s'échauffer ainsi pour des fictions et de se livrer à des
imitations que quelques-uns regardent comme des puérilités ; je sais encore
mieux que c'est après s'être livré à de pareilles imitations qu'on apporte une
liberté dans l'action, un ton, une aisance qui étonnent. Les inflexions de voix
que demande la plaidoirie, la chaleur qu'elle exige, les tournures qui lui sont
familières, les gestes qui doivent l'accompagner, le ton assuré qui seul fait
impression, la variation d'accents qui prévient la monotonie, la facilité d'une
discussion d'abondance, la vigueur et la présence d'esprit nécessaires pour la
réplique ; toutes ces qualités de l'orateur, indépendantes de sa science et
sans lesquelles sa science ne lui sert à rien, comment les acquérir, si ce
n'est à l'aide de ces fictions prétendues puériles ? ".
Les propos de Bonnet ont été prononcés lors de la rentrée judiciaire de
1786, dans la bibliothèque des avocats au Parlement de Paris. Située à
proximité de la cathédrale Notre-Dame, dans un bâtiment aujourd'hui disparu,
l'ancienne bibliothèque des avocats était un lieu d'études mais aussi de
réunions professionnelles, les conférences. Celles-ci avaient plusieurs objets
:
les " conférences de disciplines " peuvent être considérées comme
les ancêtres des actuelles séances du Conseil de l'Ordre ; la fonction des
" conférences de doctrine " est comparable à celle des colloques et
séminaires d'aujourd'hui. Le but poursuivi par les " conférences de
charité " est maintenant rempli par les consultations gratuites. Les jeunes
avocats organisaient pour leur part des " conférences d'études ", consacrées à la discussion en commun
des questions de droit. Certaines de ces conférences prenaient la forme d'une
audience judiciaire. Ce sont ces dernières dont Louis-Ferdinand Bonnet vante
les mérites dans un discours d'apparat, comme en ont prononcé plusieurs jeunes
avocats lors des rentrées judiciaires des années 1770 et 1780.
Quatre ans après le discours de Bonnet, la profession d'avocat est
supprimée (décret du 2 septembre 1790). Elle n'est rétablie que vingt ans plus
tard par Napoléon Ier (décret du 14 décembre 1810). Dans l'intervalle,
d'anciens avocats au Parlement travaillent à maintenir et à transmettre les
usages du Barreau. Sous le Consulat, certains d'entre eux organisent des" conférences particulières ", avec notamment des " causes
fictives " qui contribuent à préparer une nouvelle génération de juristes
aux débats judiciaires. Peu après son rétablissement, l'Ordre des avocats
reconstitue, au sein même du Palais de Justice, une bibliothèque. Celle-ci a
tôt fait de devenir, à l'image de sa devancière, le lieu privilégié de la vie
collective du Barreau. Elle abrite notamment les conférences organisées par
l'Ordre dans un double but : délivrer des consultations gratuites aux plus
démunis et débattre de questions de droit. La participation aux conférences de
la bibliothèque constitue l'un des éléments de la formation des stagiaires et
elle est à ce titre obligatoire.
Le Bâtonnier prend bientôt l'habitude de confier la préparation des séances
de travail à de jeunes avocats, appelés les secrétaires de la conférence. Ils
sont d'abord au nombre de dix (à partir de 1818) et demeurent parfois en
fonction plusieurs années de suite. Sous la Monarchie de Juillet, ils ne sont
plus nommés par le Bâtonnier, mais élus par les avocats. A la même époque
(1832), l'usage instauré avant la Révolution de donner la parole à un jeune
avocat lors de la rentrée du Barreau est repris et développé : ce sont
désormais deux orateurs qui prononcent un discours, à la suite de celui que le
Bâtonnier consacre à des questions d'intérêt général pour le barreau. Les
jeunes orateurs désignés (ce sont, depuis plus d'un siècle, les deux premiers
secrétaires) évoquent la mémoire d'une personnalité disparue, une affaire
célèbre ou un sujet concernant l'histoire de la Justice ou du Barreau. Il en
est de même aujourd'hui, et l'ensemble des discours prononcés (imprimés pour la
plupart) constituent une source irremplaçable pour l'histoire du barreau mais
aussi de l'éloquence judiciaire. C'est également sous le règne de Louis-Philippe
que le nombre des secrétaires passe de dix à douze (1835), et que le
secrétariat se limite à la durée d'une année (à partir de 1844).
En 1851, une loi relative à l'assistance judiciaire rend inutile la tenue
des réunions de consultations gratuite. L'année suivante, l'existence de la
conférence du stage est consacrée par un texte officiel : le décret du 22 mars
1852 précise que les secrétaires de la conférence sont désignés par le Conseil
de l'Ordre et que les avocats stagiaires frappés de peines disciplinaires sont
exclus du concours (il en est toujours ainsi). La Conférence est désormais un
concours officiel dont les secrétaires sont des lauréats. Les sujets soumis aux
candidats sont à cette époque purement juridiques. Voici par exemple la
question posée par Léon Gambetta (secrétaire de la Conférence en 1862-1863)
lors de la séance du 21 mars 1863 : " l'étranger, habitant une commune de
France, a-t-il droit à l'affouage ? " (droit de prendre du bois de
chauffage dans une forêt communale). De multiples références de doctrine et de
jurisprudence sont indiquées, pour répondre par l'affirmative ou par la
négative à la question posée.
Bien des secrétaires de conférence deviennent, comme Gambetta, des
célébrités du monde judiciaire et politique. Un véritable esprit de corps se
forme bientôt entre les différentes promotions de lauréats. En 1878 est créée
l'Association Amicale des Secrétaires et Anciens Secrétaires de la Conférence
des Avocats à Paris. Elle publie dès l'année suivante un bulletin qui compte
aujourd'hui plus de cinquante numéros, et qui permet de mesurer le rayonnement
considérable de l'Association, en dépit du nombre limité de ses adhérents.
Rappelons simplement que parmi les anciens secrétaires de la conférence
figurent trois Présidents de la république (Grévy, Poincaré et Millerand),
plusieurs dizaines de ministres et de parlementaires, des conseillers d'Etat,
des magistrats, mais aussi des membres de l'Académie Française et de l'Institut
(des listes détaillées figurent dans l'annuaire publié par l'Association en
1998). Depuis quelques années, historiens, sociologues et politologues
consacrent des études à la société très particulière que forment les
secrétaires de la Conférence.
Devenue l'objet de savantes recherches, la Conférence ne serait-elle donc
plus que la survivance d'un passé glorieux, où l'avocat dominait la vie
politique ? rien n'est moins vrai. Elle a simplement évolué, à l'image du
Barreau tout entier. En quelques décennies, la profession a connu des mutations
radicales. L'élargissement considérable du champ d'activités professionnelles a
transformé l'homme des prétoires en un technicien du droit au compétences
multiples : l'avocat n'est plus seulement un défenseur ; il est aussi un
conseiller, un négociateur, un rédacteur d'actes. S'il fréquente moins le
gouvernement et le Parlement que par le passé, il joue en revanche les premiers
rôles dans la vie publique, où le Droit et la Justice sont omniprésents. La
complexité croissante de la profession a fort logiquement donné naissance à une
formation de plus en plus exigeante, dispensée dans des centres spécialisés.
La Conférence s'est adaptée à la professionnalisation croissante du jeune
barreau. Elle ne cherche plus à éprouver les connaissances juridiques des
candidats, examinées par ailleurs, et privilégie désormais leur culture, leur
esprit et leur sensibilité. Les sujets posés sont le plus souvent d'intérêt
général, et leur intitulé est parfois déconcertant. La Conférence Berryer,
héritière des anciennes " Conférences particulières ", obéit au même
principe, avec plus de fantaisie que sa soeur aînée. Les propos tenus de nos
jours par les candidats sont bien différents des discours prononcés sous la
Troisième République. Mais il n'en poursuivent pas moins le même dessein :
séduire et convaincre l'auditoire.
Durant leur année de secrétariat, les lauréats du concours doivent animer
l'ensemble de la défense pénale, mission qui s'inscrit dans la longue tradition
d'assistance aux plus démunis, mais aussi représenter le jeune barreau en
France et à l'étranger : autant de circonstances où bonne maîtrise de la parole
est indispensable et constitue, après la réussite du concours, une expérience
professionnelle et humaine qui n'a pas d'équivalent.
Aujourd'hui comme hier, la Conférence est un lieu privilégié
d'apprentissage, une véritable école de la parole. Son mode de fonctionnement a
changé et changera encore, tout comme les formes de l'éloquence. Mais ce qui
fait sa raison d'être n'est pas sujet aux modes, et les affirmations soutenues
voici plus de deux siècles par Bonnet n'ont rien perdu de leur valeur en l'an 2000.